Guido Guidi_Penser avec les yeux



Pubblichiamo il testo in francese, scritto dal fotografo italiano Guido Guidi, in occasione della mostra “Carlo Scarpa Architecte-Composer avec l’histoire”, organizzata dal Centre Canadien d’Architecture a Montreal nel 1999, a cura di Mildred Friedman.
Ringraziamo Guido Guidi e il CCA per averci concesso il diritto di utilizzo gratuito del testo e delle immagini.

Guido Guidi ha condiviso fin dagli inizi il pensiero di Luigi Ghirri e ha fatto parte anch’egli della scuola del paesaggio italiano. Considerato un autore tra i più interessanti a livello nazionale e internazionale racconta in questi saggi, divisi per capitoli, il suo approccio al lavoro dell’architetto veneziano Carlo Scarpa, maestro indimenticato dell’architettura, attraverso le “prises de vue” con macchina di grande formato (formato del negativo 20×25 cm.).
Guidi ha cercato, come ha dichiarato nell’intervista a noi rilasciata -visibile nella sezione video del sito- di aver voluto ‘mettersi nei panni’ di Carlo Scarpa, rappresentandone la sua architettura avendo in mente i suoi schizzi, i suoi disegni, i suoi pensieri. Un modo diverso di interpretare l’architettura attraverso la visione fotografica, diverso dal modo neutrale e piatto con cui la maggior parte delle riviste specializzate rappresentano i progetti.

Guido Guidi nasce a Cesena nel 1941; segue i corsi di Architettura e Design presso lo IUAV a Venezia proprio durante il periodo in cui Scarpa è docente, dal 1970 Guidi collabora con il Dipartimento di Urbanistica dello IUAV. Dal 1989 è docente presso l’Accademia di Belle Arti di Ravenna, fa parte, attualmente, del comitato scientifico del progetto “Linea di confine per la fotografia contemporanea” e insegna presso lo IUAV alla Facoltà di Design e Arti.

Le regard aux aguets

Ma photographie est un travail sur l’accessoire, sur les bordures, les frontières et les insertions. Je me suis toujours concentré sur les marges et les périphéries, les fragments et les phrases isolées, je n’ai cherché le “centre”. De meme, Scarpa ne conçoit jamais une composition comme étant statique, et jamais il n’envisage une seule façon de regarder un objet. Il expose ses arguments par la voie de la circularité, du regard oblique, du second regard et de la récurrence. J’aime à croire que le regard attentif, le regard patient de l’appareil photographique est apte à voir dans l’oeuvre de Scarpa le dialogue unissant le fragmentaire.
Il y a deux façons de faire des images du monde. Le photographe peut utiliser son appareil comme l’archer son arc: viser, tirer une flèche à l’instant décisif, et saisir le détail prégnant. Telle était l’approche du “photographe-archer” Cartier-Bresson: le photographe, en désignant la scène, fait de celle-ci un instant privilégié.
Il peut aussi utiliser son appareil comme le chasseur son piège ou le pêcheur son Filet: c’est alors un instrument qui, patiemment, capte l’espace, la diffusion de la lumière, l’atmosphère ambiante, l’imprévu. Ce ne sont pas là que deux façons différentes de procéder: ce sont deux façons de penser.
Au musée du Castelvecchio et au palais Abatellis, où Scarpa s’attache aux incidents qui jalonnent le parcours et où il ménage des effets de surprise, mon approche a été celle de Cartier-Bresson: j’ai utilisé mon appareil comme un viseur, un télescope.
À la gypsothèque de Canova et à la tombe de la famille Brion, où Scarpa crée une architecture à partir d’espaces et de mouvements en apparence inachevés, j’ai posé mes pièges comme un chasseur.
J’ai travaillé de manière très intensive à la tombe Brion - j’ai tout rephotographié de nombreuses fois, à toutes les saisons et à toutes les heures du jour. Je travaillais très rapidement, puis je retournais voir ce que j’avais photographié. Ayant fait de mon appareil un instrument de prospection, je ne pouvais pas savoir quelle Information je rapportais, je ne le comprenais qu’à la visite suivante. Je sondais le fond de la mer, je forais une mine, et chaque fois j’en discernais juste assez pour être en mesure de poursuivre mon exploration. J’ai fini par comprendre que j’avais soif de continuer à apprendre de Scarpa, qui avait été un de ceux que j’admirais le plus parmi mes professeurs. Une admiration paralysante: à peine avais-je osé lui parler, puis j’avais abandonné l’architecture avant la troisième année, et jamais je n’avais pu m’inscrire à ses ateliers. Mais tel un pèlerin j’allais toujours voir ses réalisations, j’assistaisà ses conférences, je me mêlais à ses visites de chantier. En retraçant froidement et systématiquement les gestes mêmes du maître,
je pouvais maintenant le suivre dans ses propres méthodes exploratoires, pénétrer son esprit et mettre au jour sa pensée.

Repères et enchaînements à travers le temps

“Allons penser”, disait Scarpa en entraînant ses élèves jusqu’à la table à dessin. Le dessin et la photographie son deux moyens très différents de réfléchir sur une même chose, et deux moyens très différents de la représenter - et l’un peut éclairer l’autre. Commençant par l’élévation principale du pavillon sur l’eau, à la tombe Brion, j’ai tenté de photographier la même chose avec un téléobjectif, de face, pour obtenir le même point de vue que celui du dessin de Scarpa. En comparant le geste du maître avec mon imitation j’ai noté que deux tesselles du mur s’élevant derrière - l’une claire, l’autre foncée: le positif et le négatif, la vie et la mort - apparaissaient dans les petites ouvertures binoculaires placées au centre du pavillon, à l’endroit même où dans le dessin on voit les yeux d’une jeune femme. Je connaissais bien la tombe Brion. J’avais souvent visité le chantier et vu les dessins de Scarpa au moment de la conception du projet. Mais ce que je venais de découvrir me montrait à quel point les rapports symboliques pouvaient y être complexes et secrets. La photographie, peut-être, saurait dévoiler les énigmes de Scarpa, sa manière de penser avec les yeux - les “yeux” du pavillon sur l’eau, la forme binoculaire qui invite le visiteur à regarder vers la tombe au delà du plan d’eau. Je ne voulais pas photographier uniquement les choses construites par Scarpa, mais aussi certaines des choses qu’il avait “vues”. À Palerme, au palais Abatellis, le voile couvrant le front de la Vierge de l’Annonciation d’Antonello évoque le contour des cercles réunis du pavillon sur l’eau, à la tombe Brion. Le tableau étant placé en diagonale, il est possible de tracer une ligne imaginaire qui, passant par les yeux de la Vierge et les motifs correspondants du remplage ornant la porte qui lui fait face, relie la Nativité, qu’on voit au mur derrière, à une Crucifixion, qui est exposée dans la salle voisine. On comprend alors que les fragments d’architecture de Scarpa ne sont pas que des objets à regarder, ce sont des lieux que doit traverser le regard, des lieux à partir desquels on peut “voir”. À propos d’un aménagement d’exposition de Scarpa, Bruno Zevi parle de “fragments superbes d’un discours non formé”. (2) Je dirais plutôt ici: un discours “évasif”.
Héraclite ne disait-il pas d’Apollon: “Le dieu dont l’oracle est à Delphes ne parle pas, ne dissimule pas, il indique”. La Vierge du palais Abatellis est comme un voile à travers lequel on peut voir passer les étapes de la vie. Le cycle commence par la mort, va jusqu’à la naissance et revient à la mort, car pour Scarpa il ne s’agit pas d’une boucle qui se ferme, mais d’un mouvement continu. Le regard éclairé de la Vierge interrompt ce passage, et ses yeux se reflètent dans les points de lumière tombant sur le sol de la salle, et aussi dans son chevalet, et dans le détail des supports qu’a conçus Scarpa pour les trois Saints exposés à sa gauche. Le motif des yeux est là pour nous rappeler notre aptitude à regarder, à observer, à penser, à “éprouver la connaissance”.

(2) - Bruno Zevi, “Di qua o di là dell’architettura”, dans Francesco Dal Co et Giuseppe Mazzariol, “Carlo Scarpa: Opera completa”, Milan, Electa 1984, p. 272.

Temps et mouvement

Scarpa disait toujours en classe: “Je peux parler des choses parce que je les vois”. Lorsqu’on attend l’apparition d’un rayon de lumière, ou qu’on prépare le matériel photographique pour une prise de vue, on y gagne à ralentir l’acte de regarder. D’aucuns prétendent que l’appareil capte trop vite son sujet, alors que le dessin aurait pour effet de ralentir l’exécution. Je crois que c’est en fait le contraire. Le dessin est un moyen de noter hâtivement ce qui pourrait être; l’appareil photographique est une prothèse qui permet de penser à travers ce qui est. L’acte de photographier n’est pas un acte superficiel. Certes, le photographe ne peut saisir que la surface des choses. Mais il peut apprendre de ce simple geste descriptif la véritable profondeur d’un objet, ses métamorphoses à mesure que change la lumière. Scarpa ne s’intéressait pas beaucoup à la photographie. Arrigo Rudi se rappelle néanmoins que pour le maître l’image photographique devait “être statique, parfaitement axiale, rigoureuse. Le photographe devait restituer son image mentale aussi bien que sa façon à lui de voir [son oeuvre]. (3) En regardant l’oeuvre de Scarpa j’ai cherché les manières de recapter cette “image mentale”. Scarpa exige que nous nous rappelions ce que nous avons traversé, que nous entendions l’écho de nos pas, que nous regardions autour de nous et pas seulement devant. je me rappelle qu’il faisait en se déplaçant des gestes exagérés (théâtraux même, lorsqu’il avait un public): les poings sur les hanches, cambré, ou penché en avant, il allait et venait, marchait de long en large tel un chambellan à la cour des doges. Or Gary Winogrand n’affirmait-il pas, à propos des photographes, qu’ils devraient se déplacer en zigzag, tracer de leurs pas le “signe de Zorro”, passer du champ au contrechamp? Et Massimo Cacciari ne croyait-il pas que le regard poétique, analogue à celui des anges, est un regard circulaire?
Je me suis attaché à capter le mouvement dans l’oeuvre de Scarpa en me concentrant, pour commencer, sur des fragments; en déplaçant l’objectif à la façon dont Scarpa bougeait la tête, promenant tout autour, au hasard, un regard patient; en assemblant ces épisodes sous forme de séquences ou de juxtapositions; et en refaisant à de multiples reprises les mêmes vues, pour faire sentir le temps nécessaire au regard, s’il veut saisir la mutabilité des choses.
Un astronome du début du XIX siècle soutenait que notre concept du temps devrait être plus circulaire, de sorte qu’il serait possible de renverser la séquence passé-présent-futur. Dans les aménagements de Scarpa, qu’on a décrits comme des “installations précaires”, la pause, le fragment, “révèle la manière dont [il] conçoit une oeuvre par rapport au temps”. (4) Toutes ses stratégies et tous les récits qu’il élabore sont marqués par une conscience aiguë du délitement du temps et de la mort.
Au musée du Castelvecchio, je me suis concentré sur l’idée de la pause, des espaces significatifs qui sont ménagés entre les objets, de la suspension du temps et de l’espace, et, parallèlement, je me suis intéressé au rôle que Scarpa confère à l’action du temps. Dans les salles du Castelvecchio, il détache clairement les oeuvres les unes des autres et permet que s’établisse entre elles un dialogue. Scarpa était convaincu que son travail n’était pas de montrer son intervention, mais de montrer les oeuvres et de leur prêter un regard, d’intensifier les résonances entre elles et de les mettre en rapport avec l’architecture. Il savait trouver des rimes et des correspondances entre les formes de l’architecture et celles des oeuvres exposées, ou entre les formes dessinées par la lumière et celles de l’architecture et des objets. Lumière changeante et objet stable, peinture qui l’érode et verre éternel, vieilles pierres et métal neuf, tout est prétexte à un dialogue tendu mais sans heurts, car la virtuosité de Scarpa permet que tout s’harmonise.
Scarpa savait attendre, laisser le vieillissement et la patine achever ses oeuvres. On peut le voir aujourd’hui dans le ternissement et la décoloration des panneaux peints du Castelvecchio -il avait conçu cet aménagement avec en tête sa transformation et sa dégradation. Sergio Los, collaborateur de Scarpa à l’époque de ses premières investigations historiques, fait l’éloge de la facilité avec laquelle celui- ci anticipait les inéluctables transformations ultérieures de ses réalisations: il acceptait que la nature et les besoins humains tracent une ligne discontinue, et qu’ils soient appelés à “redessiner” l’oeuvre de l’architecte aussi profondément que celui - ci transformait ce que d’autres avant lui avaient fait. Scarpa créait des oeuvres qu’il voyait par avance ne devenir que des traces - une strate parmi d’autres, parmi les lits successifs de génie et de banalité qui forment le tissu de notre environnement. Le grand architecte Ignazio Gardella décrit admirablement cette attitude. Il dit que pour Scarpa l’histoire “était une fleur autour de laquelle il bourdonnait sans cesse, attiré par les plus subtiles veinures des couleurs, et dont il récoltait le nectar pour en faire le miel de son architecture, bien conscient qu’il y avait, qu’il y avait eu et qu’il y aurait d’autres miels différents du sien”. (5) Au Castelvecchio, j’ai voulu montrer la corrosion et le délabrement de son architecture, les subtiles altérations dont Scarpa savait qu’elles auraient pour effet d’intégrer son intervention à celles de ses prédécesseurs.
De même que l’architecture du Castelvecchio n’est pas statique, il n’y a pas davantage de point de vue statique pour le visiteur. Scarpa le force à faire le tour des oeuvres exposées. Il les dispose de telle manière que le visiteur les voit aussi bien de côté que de face. Comme il l’a démontré de façon très amusante dans un film réalisé pour la télévision italienne, il ramène le visiteur à son insu vers une même œuvre vue sous un autre angle. Ce sont des parcours circulaires du regard à l’intérieur des cycles du temps. Dans la grande enfilade des salles de sculpture, Scarpa établit entre les oeuvres des liens circulaires. Par exemple, j’al observé qu’il existe un jeu complexe entre la petite Vierge à l’Enfant (présentée sur un fond rouge sang décoloré) et la Vierge de douleur, qu’on découvre derrière l’arcade, dans la salle voisine, comme si la jeune Mère réapparaissait au loin, s’évanouissant au pied de la croix. Ici la fragmentation isole et unit à la fois. Le support de la Vierge à l’Enfant évoque une main tenant la sculpture. À cette “main” répondent le bras et la main de Madeleine, qui, soutiennent la Mère évanouie et en même temps indiquent la Vierge à l’Enfant dans l’autre salle. L’arcade séparant les deux salles se poursuit dans la silhouette courbée de la Vierge de douleur. Tout parle de l’indétermination de la distance et du temps, une indétermination qui s’exprime également sous d’autres formes. Les ombres projetées par la vieille fenêtre, qui rappellent l’existence du remplage gothique en pierre et dissolvent la nouvelle fenêtre métallique; les croix qui dansent entre le plafond, le sarcophage et le crucifix; la vitrine du sacellum, nous montrant la forme qui portera la statue équestre de Cangrande.

(3) - Entretien avec Arrigo Rudi, à Venise le 28 mai 1984, documentaire de la Rai
(4) - Francesco Dal Co, “Genie ist Fleiss. L’architecture de Carlo Scarpa”, dans Francesco Dal Co et Giuseppe Mazzariol, “Carlo Scarpa: L’oeuvre complète”, Paris, Electa/Moniteur, 1984, p. 27.
(5) - Ignazio Gardella, “Le attenzioni di un gamin”, dans “Carlo Scarpa: Opera completa”, Milan, Electa 1984, p. 214.

Conversation avec la lumière

Le Cangrande, dans la cour du Castelvecchio, semble défendre le pont, au nord, que découvre la brèche ouverte par Scarpa dans l’aile napoléonienne; mais en même temps, il garde le vide qui s’ouvre ainsi derrière lui (le ciel, le fleuve, la campagne). C’est cet encadrement du ciel au- dessus du Cangrande qui a le plus longtemps retenu mon attention au Castelvecchio - les deux formes géométriques sculptées par la corniche dans le vide. Scarpa fait de la lumière un élément de composition, il l’intègre à ses formes en tant que présence changeante. Cette utilisation du ciel, comme un élément de la composition, devait m’amener à Possagno. Dans l’espace dépouillé de la gypsothèque, sur les surfaces nues, la lumière change constamment et sculpte des motifs profonds mais intangibles, alors même que le bleu découpé par les verrières,qui donne à l’espace sa couleur et sa forme, est presque immuable. La lumière artificielle est trop immobile pour la sculpture. Scarpa voulait une lumière qui se déplace, qui donne une profondeur à la surface des plâtres et les invite à une sorte de conversation. La lumière naturelle n’est jamais immobile. Je présente mon travail sur Possagno en jumelant les prises de vue similaires, afin de montrer le caractère changenant selon l’angle d’incidence de la lumière - non pas pour montrer par quel moyen elles sont éclairées, mais pour rendre compte des effets de la lumière. En general pour montrer un coucher de soleil, on photographie le soleil, mais il est plus intéressant de photographier une figure ou un objet qui absorbe dans la lumière déclinante -jamais la source de lumière, mais un objet qui absorbe la lumière, ou l’ombre d’un objet dessinée par la lumière. A la tombe Brion, ayant voulu montrer la lumière pénétrant par la porte du vieux cimetière au couchant, j’ai obtenu l’image inversée d’un soleil avec ses rayons, peint par le soleil lui meme sur le mur est - quelque chose qui évoquait l’école viennoise, ou peut-etre Edward Munch.
C’est ainsi une alchimie de la lumière qui se réalise à la tombe Brion, mais à Possagno la lumière est associée à une magie d’un autre avait abandonné peu à peu les voiles qui filtraient la lumière dans ses premiers aménagements, par exemple au palais Abatellis à la fois plus dirigés et plus diffus.
A Possagno, il s’agissait de sculptures en platre, un “matériau amorphe”, sans éclat auquel il fallait donner vie, “d’où la nécessité, explique Scarpa, d’un emplacement au Soleil”. (6) Il parle ici de la lumière du soleil comme “d’un élément qui, en perspective, descend, disparaît… une lumière diffuse, une lumière qui vient d’en haut”. (7) La solution de Scarpa pour la gypsothèque rejoint ici l’art du photographe, qui est avant tout de voir le jeu de l’ombre et de la lumière - un jeu de négatif-positif d’autant plus subtil que seules comptent les ombres à Possagno, puisque les sculptures blanches sont placées sur des fonds qui sont également blancs. Les murs blancs adoucissent les ombres, de sorte que les oeuvres deviennent elles-mêmes des ombres. La lumière ambiante et les traits de lumière ont aussi des tonalités proches, en raison de la hauteur des fenêtres - là encore deux variantes subtiles d’une même chose, où les effets de négatif et de positif naissent des plus infimes nuances. Dans ce jeu de monochromes, les sculptures ont une présence plus intense du fait même de la ténuité du dialogue entre l’ombre et la lumière.
Une manière d’érotisme. Au moment où j’attendais que la lumière vienne caresser le dos d’une figure couchée, j’ai compris que Scarpa faisait faire au soleil ce que désirait sa main - effleurer les douces lignes du torse. Scarpa n’aimait pas la finesse exagérée, l’idéalisation néoclassique des mains, des pieds, des têtes de Canova, mais, ajoutait- il, “depuis le cou jusqu’au- dessous du genou, c’est le style vrai, la “vérité”, l’art qui devient la vie”. (8) C’est polir montrer cette vie qu’il baigne de lumière les plâtres de Canova. Blanche, posée sur une nappe de lumière ou sur son ombre portée, chacune des figures jouit d’une solitude tranquille. En même temps, toutefois, s’engage entre elles une conversation distante, un peu absente, une conversation de salon de l’époque de Canova. Les figures s’observent, devisent en silence, et tour à tour, frappées par les rayons du soleil, elles prennent vie.

(6) - Carlo Scarpa “Lecon sur la gypsothèque”, dans “Les cahiers de la recherche architecturale”, n. 19, 1986, p. 97.
(7) - C. Scarpa “Lecon…”, p. 97-98.
(8) - C. Scarpa “Lecon…”, p. 102.

Les signaux des ombres à la tombe Brion: géographie du temps

Joseph Brodsky a suggéré que la géographie combinée au temps forme le “destin”. Scarpa croyait que l’architecture, si elle n’est pas nécessairement poésie, peut être poésie “On ne doit pas penser, et il n’est pas possible de dire: je ferai une architecture poétique. La poésie naît de la chose en soi, si celui qui la fait a en lui cette nature (9)”. La poésie de Scarpa, pour Sergio Los, découle de sa façon de “penser en images”, et de transposer ces images dans une architecture qui devient “un système de signes”. (10) Lorsque ces signes se superposent, comme à la tombe Brion, ils forment un langage métaphorique immensément complexe. Mais je ne crois pas qu’il soit nécessaire de chercher dans chacun des signes à déchiffrer des métaphores, d’ailleurs je ne crois pas que ces signes soient porteurs d’un sens absolu. Simplement, ils permettaient à Scarpa de penser et de créer. Si l’appareil photographique les a découverts à la tombe Brion, c’était comme autant d’indices du message présent dans l’imagerie mentale de Scarpa, non pas comme symbolique définitive. Il n’en reste pas moins manifeste, dès l’abord, que ce lieu n’est pas étranger aux sciences occultes, et plus particulièrement peut-être à l’alchimie. L’allusion à l’alchimie est très claire dans le double cercle visible à l’entrée. Ce double cercle - dont l’un est doré - est la première ouverture donnant sur les éléments - la terre et l’eau - qu’on découvre à l’intérieur. L’alchimie ayant à voir avec la mutation de la forme élémentale, et les cimetières avec la mutation de la forme organique, la tombe Brion est donc une évocation de la permanence, mais une permanence indissociable de la croissance, de la dégradation et de la transformation: l’eau immuable avec ses reflets changeants, les tombes et les murs muets qui sont envahis par la végétation…
Scarpa expliquait que, pour faire de l’architecture, “il faut avoir un cerveau double, triple, il faut avoir un cerveau de voleur, d’homme qui réfléchit, qui voudrait cambrioler une banque; il faut vraiment avoir ce que moi j’appelle la ruse, ce que j’appelle aussi l’astuce; en fait plus que de l’astuce, c’est une tension, une attention extrême pour pouvoir comprendre ce qui arrive et ce qui arrivera”. (11)
À la tombe Brion, l’”attention extrême” de Scarpa lui aura permis de s’approprier les ombres et les rayons lumineux. Ainsi que le disait W. H. Fox Talbot: “L’oeil du peintre souvent sera retenu là où les gens ordinaires ne voient rien. Un simple rayon de soleil, ou une ombre jetée en travers de son chemin”. (12)
Lorsqu’il parlait de la tombe Brion, Scarpa comparait les traditions religieuses animiste et bouddhiste du Japon, et les valeurs poétiques de l’une et de l’autre. Comme s’il avait voulu les fusionner au cimetière de San Vito, marier la vision animiste de la nature, figurative et narrative, à l’observation bouddhiste des propriétés abstraites de cette même nature, une observation contemplative et métaphysique. Il reconnaissait que la tombe Brion pouvait être une oeuvre énigmatique, “un travail curieux, étrange”, et il expliquait qu’”il est rare d’obtenir la possibilité de s’exprimer librement sur les questions ouvertes dans lesquelles la pensée rationnelle moderne n’existe pas”. (13)
En argot vénitien, l’expression “boire une ombre” signifie “un verre de vin”, car les marchands de vin installaient leurs éventaires à l’ombre du campanile. Or la photographie, disait encore Talbot, n’est que l’art de reproduire les ombres. Ombre et outre-tombe, deux mots proches par la sonorité en français comme en italien (ombra et oltretomba), et à la tombe Brion j’ai entrevu une foule d’ombres issues de cultures diverses. On a souvent parlé des ombres du Japon, mais jamais on n’a mentionné celles de l’Égypte - par crainte peut-être d’une malédiction. Il est pourtant bien connu que Scarpa, interrogé peu de temps après la guerre sur ce qu’il attendait en architecture, avait répondu un pharaon pour qui construire une pyramide. Et ce n’était pas qu’une boutade. Il s’est rendu en Égypte - j’ai vu un jour des photographies de Scarpa à dos de chameau -, et j’ai observé que l’inclinaison du mur d’enceinte de la tombe Brion, du côté de la campagne, est presque la même que celle des pyramides de Gizeh. À la tombe Brion, les rappels de l’Égypte sont partout présents.
Le matin du 23 août 1996, à 11h30, pendant queje m’apprêtais à faire ma première photographie au grand-angle de l’intérieur de la chapelle, je suivais du coin de l’oeil un carré de lumière qui se déplaçait sur le mur nord-ouest, derrière l’autel.
La lumière venait d’en haut, du sommet de la coupole en forme de pyramide tronquée.
À midi juste, le rectangle lumineux, arrivé dans l’angle de la chapelle, prit la forme d’un triangle pointant vers le bas, en direction de l’ouverture sur l’eau. L’année suivante, quelques jours après le solstice d’été (le 11 juillet), j’observai que la même figure lumineuse transformait le bec d’une tête d’oiseau énigmatique dessinée par la lumière: le rayon tombait sur une section du pavement, derrière l’autel, qui semblait exactement conçue pour le recevoir. Pendant les mois d’hiver (en fait entre les équinoxes d’automne et de printemps), lorsque le soleil est très bas sur l’horizon, on peut voir une sorte de phénomène inverse: deux faisceaux de lumière, pénétrant par les étroites fenêtres de la façade, s’allongent sur le pavement jusqu’à l’autel, donnant l’impression de le soulever et de l’aider à prendre son envol.
Lorsque j’ai pris la première de cette série de photographies, je ne pas vraiment remarqué l’absence du candélabre, une perche de bois suspendue au plafond au- dessus de l’autel (et que le bedeau enlève par crainte des voleurs). Peut-être l’image était-elle meilleure, plus simple, sans cet élément . Mais plus tard en réexaminant la photographie, l’intérieur de la voûte m’est apparu de plus en plus comme un moule, ou la forme en creux d’un échassier, suggérée par les deux coupoles imbriquées la grande coupole, en raccourci, évoquant le corps, et la petite la tête, tournée vers le sud.
Dans les traditions funéraires de l’Égypte ancienne, l’âme du défunt est parfois représentée sous la forme d’un oiseau sacré, un héron auquel on prêtait les pouvoirs fabuleux du phénix. C’est alors que j’ai vu le candélabre suspendu au plafond comme la longue patte d’une grande cigogne. Comme si Scarpa se servait d’éléments naturels de la réalité la lumière et le bois - pour aider l’esprit à percevoir un être appartenant à une zoologie fantastique et mythique.
J’ai vu des photographies de la voûte de la chapelle Brion prises en contre-plongée, directement en dessous, telle qu’elle a dû être dessinée en plan par Scarpa. Mais ce n’est pas ainsi qu’on la voit. Seul le mort dans son cercueil, pendant la cérémonie funèbre, la verrait sous cet angle - si tant est qu’il pût voir. Les vivants, eux, la voient sous un angle normal, et ils voient l’anormal: le cercueil, la voûte, les signes tracés par la lumière… et peut-être aussi, en conséquence, peuvent-ils “voir” l’âme prendre son envol sous la forme magique d’un oiseau légendaire. Pour comprendre comment Scarpa, dans le traitement du plafond, dématérialise l’espace tout en lui donnant forme, on pense à des dessins de Paul Klee, aux études de tour-billons de Léonard, ou encore à la force de la tornade qui peut nous Soulever dans les airs. Le visible, disait Démocrite, nous permet d’entrevoir l’invisible.
Lorsque j’ai photographié l’extérieur de la chapelle, je me suis appliqué à montrer que les ouvertures placées tout en haut deviennent si l’angle du mur est cadré correctement sur le ciel - les yeux d’un autre oiseau, un genre de faucon. Est-ce un autoportrait de Scarpa en oiseau? Un hommage au sens de la vue? Ou une allusion à Horus, le dieu-soleil de l’Égypte ancienne dont les yeux figuraient le soleil et la lune, et dont le nom venait apparemment de hr, signifiant à la fois ciel et faucon? Dans l’une de ces photographies, j’ai fait coïncider un des contreforts du mur d’enceinte avec l’angle nord de la chapelle - faucon, pour suggérer les ailes immenses - l’une horizontale, l’autre verticale du grand oiseau se posant sur le champ de maïs qui s’étend au nord du cimetière.
On peut discerner un autre type de créature volante - insecte mécanique ou génie stellaire - sur le mur ouest du grand bassin, là où se déploie le mécanisme qui permet d’immerger la porte en verre du propylée donnant accès au jardin du défunt. J’ai tenté, mais en vain, de rendre plus visible dans mes photos le câble d’acier de ce mécanisme, car le tracé du câble figure clairement dans le dessin deux ailes qui s’ouvrent ou se ferment lorsque le dispositif est actionné. Élément symbolique: les poids et poulies que relie ce câble sont au nombre de quatorze, et l’on sait que, selon la légende égyptienne, le corps d’Osiris fut découpé en quatorze morceaux. Et Osiris était associé à la constellation d’Orion, laquelle est observable, par une ouverture rectangulaire, depuis l’intérieur du pavillon sur l’eau. Ces allusions stellaires m’ont conduit à privilégier là encore le thème de la lumière, et je me suis même rendu sur le site avant l’aube afin de voir dans les premières lueurs du jour les boulons d’acier qui brillent face au levant puis se dissolvent comme les étoiles. Plus tard, autour de neuf heures, j’ai vu se profiler à gauche sur le mur des ombres inquiétantes. Graduellement, doublées par leur reflet dans l’eau, elles prirent la forme de triangles, ou de flèches indiquant l’emplacement des tombes principales, au nord du bassin. On peut également lire ces doubles figures comme un test de Rorschach où chacun verrait ses fantômes personnels. Giuseppe Mazzariol rappelle que pour Scarpa l’essence de Venise résidait “dans le jeu de la lumière, dans les reflets, dans le doublement des images à la surface de l’eau”, que Venise pour lui était à la fois “le vu et le non vu” (14) - une Venise qui se tient à la frontière du visible et de l’invisible, de la matière et de l’illusion, et qui pourrait servir de référent contextuel pour la tombe Brion.
Avant le coucher du soleil, on peut observer un jeu d’ombres similaire sur le mur opposé du bassin, qui regarde vers l’ouest: ce sont là encore des flèches qui se forment et se dissolvent, signaux récurrents d’une géographie de la mort, du deuil et de la renaissance.
J’ai photographié avec beaucoup d’attention l’imposante flèche de béton strié qui marque l’entrée du propylée dans le vieux cimetière, car il s’agit du premier signe donné à lire au visiteur de la tombe Brion, J’ai voulu montrer la manière dont le couronnement de cette entrée trace là encore une diagonale en direction des tombes, visibles à gauche en contrebas par une ouverture ménagée dans le mur d’enceinte. De cet endroit, l’arcosolium avec le sarcophages apparaît tel qu’il est figuré dans les dessins: deux yeux qui se fondent mais dont les deux iris restent visibles, sous la forme des tombes placées à l’intérieur de l’arc. Dans le parapet, au-dessus, on remarque une autre évocation de l’Égypte ancienne: deux “yeux sacrés” en cuivre, qui permettent d’intégrer les collines d’Asolo à l’arc des tombes.
Au coucher du soleil, les cercles imbriqués bleu et or du centre du propylée, d’inspiration alchimique, deviennent à leur tour deux yeux qui se fondent. tandis que leurs contours extérieurs évoquent le chaud et le froid, ils prennent à l’intérieur la même couleur, qui les réconcilie.
A proximité, cinq fils de métal - une sorte de harpe éolienne - séparent la terre et l’eau. Il y à quelques années, par un jour de grand vent, j’ai entendu leur son lugubre, troublant. Ce point de rencontre entre la terre et le bassin représentait un moment critique du parcours conçu par Scarpa: “J’ai voulu, disait-il, exprimer le sens naturel du concept de l’eau et du pré, de l’eau et de la terre: l’eau est source de vie”. (15)
Scarpa souhaitait que notre regard franchisse l’eau et la terre pour voir la tombe au-delà.
Carlo Maschietto se rappelle avoir entendu Scarpa, à la tombe Brion, dire que “la mort est un moment de la vie”.
Un matin de printemps l’an dernier, alors que je photographiais le côté nord-est de la chapelle et que je regardais l’image sur le dépoli, j’étais ennuyé par la présence trop romantique d’un buisson en fleurs dans l’angle supérieur gauche, soit à droite de la chapelle vers le nord. J’ai demandé à mon assistant de l’écarter de la main pendant que je prenais la photographie. C’est alors seulement que nous avons découvert - ô miracle! - que chaque fleur se composait de deux petites coupoles de couleur claire, deux petits seins, de part et d’autre d’une forme plus sombre. Encore une variation sur le double lobe, comme les cercles du propylée, comme les yeux de l’arcosolium, mais cette fois sous la forme d’un fruit sacré égyptien - le fruit qui symbolisait l’universel, le principe féminin de la nature et de la renaissance, figuré parfois comme un arbre avec des bras et des seins destinés à nourrir le défunt.
La première fois où je suis allé à l’intérieur du propylée, il y a bien des années, j’ai eu l’impression troublante et insistante de me trouver à l’intérieur d’un crâne, ou d’un casque de guerrier japonais, avec les orbites des yeux, par lesquels mes propres yeux étaient forcés de regarder, tournés vers l’est. Cette image m’a hanté pendant longtemps et, à plusieurs reprises, je suis retourné voir le propylée et photographier cette ” sculpture ” énigmatique dont je voulais comprendre le sens. Dans une des photographies, le propylée ressemble à une sorte de momie, avec une tête suspendue à l’horizontale dans le pavillon sur l’eau.
J’ai pensé au ka de la mythologie égyptienne. Représenté par une figure aux bras levés, le ka est une sorte de “double” de la personne vivante, il est la personnalité, le ça ou l’essence de l’individu dont l’âme après la mort retrouve son autonomie, telle l’umbra des Romains.
Je m’imaginais alors en photographe du XIX siècle qui soulève le drap noir de son appareil et, les bras levés, regarde - reflet de la figure du ka mais aussi du fidèle implorant dans l’arcosolium des catacombes de Rome. Je me disais que Scarpa s’était peut-être souvenu de l’orientation des basiliques byzantines et de la croisée du transept des basiliques paléochrétiennes, lorsqu’il avait donné au propylée son plan en “T”. Et j’étais convaincu qu’il se représentait lui- même sous cette forme: prosterné, le bras droit s’étendant sur le bassin et les pierres de gué qui conduisent au pavillon, le bras gauche sur le ruisselet qui n’est plus qu’un filet d’eau à proximité de la tombe, Tel un fidèle dans le propylée ancien, une main sur l’eau, l’autre sur la terre, tourné vers l’est, il s’incline devant ce que ses yeux ne peuvent pas voir. “Je crois en une sorte de vie transcendante, dans l’au-delà, déclarait Scarpa lors de sa dernière interview je crois que cette vie existe, même si je n’essaie pas de l’imaginer”. (16)
[Guido Guidi]

(9) - Carlo Scarpa, “L’architecture peut-elle être poesie?”, dans “Les cahiers de la recherche architecturale”, n. 19, 1986, p. 12.
(10) - Sergio Los, “Carlo Scarpa: An architectural Guide”, Venise, Arsenale Editrice, 1995, p. 11.
(11) - C. Scarpa, “Lecon…” p. 100.
(12) - Beamount Newhall, “The History of Photography, from 1839 to Present”, New York, The Museum of Modern Art, 1982, p. 43.
(13) - C. Scarpa, “L’architecture peut elle… “, p. 13.
(14) - C. Scarpa, “Incontri a cura di Gustavo Favero: un’ora con Carlo Scarpa “, documentaire de la RAI, vers 1970.
(15) - C. Scarpa, , “L’architecture peut elle… “, p. 17.
(16) - C. Scarpa, “Incontri a cura… “, documentaire de la RAI, vers 1970.